Marjorie Deshayes
"Jan KOPP"

in Regioartline.org, 2008


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Le travail de Jan Kopp - incontestablement surprenant, agissant et tant encore...

Le 13 Mai s'est achevée l'exposition d'Ungebautes, l'oeuvre monumentale de Jan Kopp construite, exposée et détruite au Frac Alsace.
Si Thomas Werlé s'est intéressé à cette oeuvre dans son article Territoire d'errance (cf. rubrique Archives Actualités), nous avons également eu envie, à Regioartline, de nous intéresser à la démarche de l'artiste, à ce qui le meut et ce qui fait que le travail de Jan Kopp est incontestablement surprenant, agissant et tant encore.


Jan Kopp est un artiste qui a ce don d'utiliser une large gamme de médias en en exploitant habilement le meilleur des propriétés. C'est donc sur le terrain de la polymorphie et de la polysémie que nous nous engageons. Découvrons?


Les dessins monochromes de Jan Kopp font naître des objets en réserve. Subtilité et délicatesse du trait associées à des points de vue insolites nous indiquent d'ores et déjà que l'angle d'observation choisi par l'artiste est des plus révélateur sur sa démarche. Les collages et techniques mixtes sur papier développent une représentation dont les codes ne sont pas étrangers à l'univers scénique. On commence à entrevoir que l'excellence dans le geste artistique - celle du Maître dans la mythologie qui auréole l'artiste - n'est pas la quête première de Jan Kopp mais que le regard, l'attention portée par l'artiste à l'objet, matériel ou non, et la façon dont il est porté à notre regard sont davantage à propos.


C'est dans son positionnement en tant qu'artiste que Jan Kopp semble déposer les scellements de sa démarche, qu'il décrit ainsi : «
Mon intérêt est de trouver un moment éphémère, sorte de concentré d'espace-temps, qui se vit comme une expérience pour s'effacer ensuite et ne laisser qu'une trace dans la mémoire ».
La sculpture le confirme, quand elle s'ouvre aux rythmes des vides et transforme son environnement en un continuum plastique dont nous faisons d'emblée partie. Le visiteur n'est donc pas innocent. Plus que son attention, ce sont son entendement, certes, mais aussi sa contribution qui sont sollicités lorsqu'il pénètre l'espace-temps de l'oeuvre. Car l'oeuvre est là et créé un moment, qui la singularise autant de fois qu'elle est mise en oeuvre par un regard individué.

L'installation, quant à elle, a quelque chose de vivant en ce qu'elle laisse évoluer sa forme au gré des passages des visiteurs de l'exposition, invités parfois - à apporter leur pierre à l'édifice. Le montage musical, lui, trouve sa matière dans les sonorités urbaines et les discussions quotidiennes, et la vidéo recèle de grâce et de verve. En effet, il semble que par le truchement de sa propre mise en scène elle nous interpelle sur nos comportements les plus spontanés : miroir tendu à l'individu social.


Rupture et continuité


S'il est une constance dans l'oeuvre de Jan Kopp, c'est la variabilité des medias, on l'aura compris. Cependant, il en va de la forme différemment des contenus, car derrière la "constante variable" des supports se tisse une recherche filée, une proposition critique ouverte qui se plait à nous voir, nous, spectateurs, être happés par la dialectique que créé l'oeuvre, dont « les moyens et les fins » (*) sont confondants de justesse.

On ne tentera pas ici, bien évidemment, de décrire chacune des oeuvres et leurs singularités, mais il nous semble intéressant de nous arrêter sur deux oeuvres vidéos qui, à partir d'une démarche commune, reconstituent des univers paradoxaux et donnent un aperçu intéressant du travail de Jan Kopp.


Observer le monde et les formes de ses manifestations, telle semble être la démarche de l'artiste, qui cite Wittgenstein: « Die Welt ist alles, was der Fall ist »** («
le monde est tout ce qui est le cas »). Partant de ce premier aphorisme du philosophe, Jan Kopp observe « ce qui est le cas », c'est-à-dire les modes sur lesquels nos échanges sont structurés, nos codes et la sémantique qui en découle.
Une oeuvre telle que Monstres (2004) use de la mise en scène et du décalage comme moyens de mise en exergue des modes de relations sociales. Des convives rassemblés autour d'une table échangent des propos qui ont été dits phonétiquement à l'envers lors de l'enregistrement puis diffusés à nouveau à l'envers lors du montage. Il en résulte une diction des plus particulières et troublante pour notre compréhension. De la même manière, les images semblent suivre une narration pour tout à coup revenir en arrière ou se figer.
L'inscription d'une scène qui nous est familière à tous un dîner dans une temporalité reconstruite à partir du détournement de nos cadres référentiels est plus qu'un questionnement sur la place de l'individu dans le groupe social. En effet, la question de la représentation semble être la recherche sous-jacente : jusqu'où notre perception est elle conditionnée par le mode sur lequel un objet nous est soumis ?

L'expérience
Sannectamok (2001) propose une autre approche de la problématique. Sannectamok est un documentaire qui relate l'intervention de Jan Kopp comme professeur de danse à l'Ecole Supérieure d'Art de Perpignan.
Ici, l'expérimentation est totale puisque l'artiste n'est d'une part pas danseur et créé, d'autre part, un nouveau langage avec ses étudiants. Chacun invente sa langue et en fait usage pour un moment de récit sur scène. Ce que nous comprenons, nous le comprenons par la gestuelle et la mise en scène des orateurs, par le ton de la voix, les accentuations et les expressions des visages. Les niveaux de communication secondaires deviennent alors essentiels ; et le constat se réitère : comment créons-nous du sens pour comprendre ce que nous percevons ?

Le travail de Jan Kopp s'immisce dans les rouages d'une réalité sémiotisée. Réalité posée comme un ensemble de faits qui, passés par la moulinette des classifications culturelles, deviennent des symboles accessibles à notre compréhension. Ainsi l'oeuvre pointe t-elle précisément ce processus d?intégration symbolique mais elle ne se satisfait pas du seul questionnement. En effet, «
la proposition est déjà commentaire », pour reprendre les mots de l'artiste, et la musique qui nous est jouée en ton décalé ne nous renvoie que de manière plus évidente à la partition originale.

Observation, décodage et ré-encodage ; le travail de Jan Kopp nous suggère de tenter de distinguer ce qui, dans nos perceptions, nous appartient et nous est imposé. Relayé par la diversité des supports et des angles d'approche, l'ensemble de ces propositions plastiques est simplement très agissant.


Merci à Jan Kopp.



* formule empruntée à E.H. Gombrich

** Tractatus Logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein, 1921.


 

Dryansky Larisa
"Amoco" 

in Festival photo et vidéo Biarritz , 2006

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Jan Kopp est un artiste du montage. Non pas, comme on l'entend habituellement, à la manière dynamique et virtuose des maîtres modernistes des « symphonies des villes », ces documentaristes d'avant-garde tels Dziga Vertov, Walter Ruttmann ou René Clair. Mais par ses agencements aléatoires de sons et par ses chorégraphies heurtées qui traduisent avec une lenteur et une maladresse délibérées l'éclatement de l'identité contemporaine. Souvent ludique dans ses décalages, l'oeuvre de Kopp n'est pas exempte d'une « inquiétante étrangeté ». Ainsi dans Amoco, l'image fixe et au ralenti d'une caméra de vidéo surveillance fige les mouvements de la ville dans une atmosphère de malaise tandis que la bande-son, faite d'un patchwork de sources sonores hétérogènes et sans lien avec cette image, accroît l'effet de distanciation.

Une sourde menace semble en effet peser sur cet enregistrement d'une station-service de nuit dans une grande ville américaine anonyme. Cette impression est due en large part à la mauvaise qualité de l'image (son aspect « glauque » aimerait-on dire) qui fait ressortir l'éclat froid et criard de l'enseigne « Amoco ». Elle est accentuée par le point de vue en surplomb qui en mème temps « correspond au point de vue du spectateur au théâtre. » De fait, cette courte séquence, dans laquelle on voit progressivement la station-service se remplir puis se vider de voitures, reproduit un enchaînement quasi chorégraphique. La référence à l'orchestration du mouvement est donnée également par le leitmotiv de la bande sonore : une série d'instructions (« chantez en même temps; applaudissez; levez-vous; asseyez-vous; inspirez; expirez » etc.) prononcées en anglais par une voix mécanique. D'autres repères sont également fournis par le son : le modèle des films de David Lynch (dont le nom est répété comme une incantation), le déclenchement d'un appareil photo (commentaire possible sur la transmutation du réel en simulacre), ainsi qu'un extrait de journal radio consacré à l'arrestation d'un suspect de nationalité algérienne, ou bien des bribes de mélopées arabes. Ces deux derniers éléments laissent deviner un contenu critique et historique de la vidéo dont le sujet est un point de vente d'une grande compagnie pétrolière américaine. Aussi n'est-il pas interdit d'y lire le reflet des tensions au Moyen-Orient, arrière-plan décalé et pourtant indissociable de notre univers occidental, tout comme le stream of consciousness (flot libre de pensées) sonore de Kopp l'est de ses images.

 

 

Annie Claustres
"Changer une minute," ou le temps des métissages

In JAN KOPP - TECHNIQUES RAPPOLDER

Isthme éditions, Paris, 2005 (pp. 67-70)

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Une enceinte circulaire d'un diamètre de cinq mètres, sobre dans sa fabrique, présentant une surface lisse et couleur de bois clair, constitue une cellule fort spécifique au coeur de cet établissement public voué à l'enseignement secondaire dans la région de Lille-Sud. Lycéens et enseignants, nombreux sont ceux qui en ont poussé la porte depuis janvier 2003. Situé dans un quartier populaire, spécialisé dans l'enseignement des langues, le lycée européen de Montebello accueille deux catégories d'élèves : l'une de quartier, de milieu modeste, et d'origine essentiellement maghrébine ; l'autre, issue de milieu favorisé, attirée par la qualité de l'enseignement. Alors que ce lycée valorise la communication par le langage et la découverte de différentes cultures, la disparité des classes sociales ne parvient pas à se résorber pour créer un groupe social unifié. En effet, malgré la présence d'un certain potentiel, les échanges sont limités, ce qui ne permet pas au lieu de trouver une identité cohérente et homogène. Située dans ce contexte, l'intervention de Jan Kopp interroge plus particulièrement les possibles d'une communication entre les deux groupes d'élèves mais aussi leurs identités plurielles.

Le principe de départ, simple, s'appuie sur le rôle du langage dans la constitution et l'affirmation de l'identité personnelle. Les élèves, mais aussi les enseignants du lycée, sont invités à s'exprimer dans ce mini-studio d'enregistrement (son-image) placé à l'intérieur de l'établissement. Ils doivent respecter la règle instaurée par l'artiste : prononcer douze mots de leur choix durant la minute impartie à chacun d'entre eux. Placé devant un fond noir -- fond de nulle part dans la haute tradition picturale -- qui extrait la scène du quotidien, chacun des intervenants est filmé par l'artiste selon le mode du plan fixe avec cadrage serré en buste. Séquence par séquence, les visages, vus de face, se succèdent dans la sobriété de leur présence dense. Une adolescente blonde en blouson marine, un jeune homme brun aux cheveux longs, un professeur d'italien, une jeune black aux longues tresses mode rasta, une enseignante à lunettes en veste sévère, un adolescent d'origine orientale, une jeune fille au profil de bonne famille, etc., entrent en scène successivement. Une transition par fondu d'images crée un court instant la superposition de deux visages sans engendrer cependant quelque effet sophistiqué de morphing, mais suscite bien plutôt un surprenant effet de rencontre éphémère comme en suspens dans le déroulement linéaire de la projection.

C'est avec retenue mais sur un mode toutefois affirmé que ces acteurs d'une minute ont prononcé les douze mots de leur choix qui acquièrent d'autant une importance qu'ils incarnent le seul libre arbitre de chacun dans cette brève orchestration de leur existence. Acteurs d'un rôle en creux, dessaisis de leurs repères habituels, habités par les mots de l'Autre, chacun des intervenants acceptent de participer à la création d'une situation paradoxale et dotée de syncrétisme dont ils ignorent la finalité. La théâtralisation de la mise en scène donne aux mots scandés comme sous la coupe d'un métronome, leur plein volume dans l'espace, entités valant aussi comme fragments d'une histoire au récit lacunaire et non déterminé au préalable. Car il s'agit bien de théâtre ici et non pas tant de cinéma. Ou bien l'on pourrait dire qu'il s'agit d'un théâtre qui emprunte at cinéma l'élémentaire d'une rhétorique (cadrage, plan fixe, montage). En cela, mais aussi en bien d'autres points,Changer une minute n'est pas sans évoquer la création d'un Claude Régy dont chacune des mises en scène théâtrales convoquent fond noir, acteurs en face à face avec le public (et côte à côte) qui jamais ne se rencontrent par l'échange de regards, faible intérêt pour le dialogue et les personnages joués, plein volume des mots projetés dans l'espace sous un mode tenu et scandé (1). Il s'agit de créer un espace-temps potentiellement riche car indéterminé : « Je pense qu'il faudrait des espaces perdus. Des espaces perdus ce serait aussi des espaces flottants, indéterminés, d'aucune spécificité particulière.(2) »

L'indéterminé adopte dans la création de Kopp le registre de l'hybride à travers les modalités du portrait et les processus langagiers. Mais cependant -- écart des générations --, Changer une minute ne s'inscrit aucunement dans une quête du sacré ; cette oeuvre procède davantage d'un théâtre séculier, d'un théâtre qui se souvient d'une agora antique, espace public offert à la démocratie. Les mots déployés dans l'espace sont d'ailleurs ceux de tout un chacun tant la frontière entre public et privé est ténue. L'un prononcera donc les mots d'un autre: « Aimer, renard, abeille, rose, rêve, vouloir, étoile, clarté, invisible, sublime, rêve, au-delà », ou bien encore « zaza, zygomatique, zizanie, zèbre, zouave, zigoto, zébu, zanzibar, zéro, zombi, zeste, zazou », et sous un mode plus sérieux « sourire, sombre, contradiction, réflexion, insouciance, blessure, esprit, destin, lumière, encre, noir ». Il ne ressort pas de ce processus langagier une quelconque connotation essentialiste. Malgré la récurrence de certains termes -- amour, amitié, sexe, peur --, aucune métaphysique n'est ici recherchée. Celle-ci serait d'ailleurs rapidement mise à mal. En effet, ici, « brouette » succède à « délire » qui précède « BTS » ; là, « amour » se confronte à « cornichon ». Ou bien encore, un vocable chinois croise le mot « basket » alors qu'un peu plus loin « patriotisme » poursuit « señora », sans parler du « Schtroumpf » apparaissant après « poète ».

À longuement regarder les portraits se succéder sur le large écran de projection (5 x 4 m.), le spectateur ne parvient plus peu à peu à garder en mémoire la morphologie précise des visages bien que la puissance du noir cisèle avec précision les traits et leur donne une belle présence. Le souvenir des visages s'amenuise ainsi que celui des mots prononcés sous le registre de l'échange. Mais il ne s'agit pas de lassitude. De minute en minute, on passe à l'appréhension d'une autre dimension du temps, celle d'un temps suspendu où ne demeure que la conscience et la trace visuelle de rencontres plurielles, de croisements inattendus. Cette perception de différentes instances temporelles au coeur de l'expérience esthétique est récurrente dans la création de l'artiste. On notera ainsi mention de cette question en 1998 dans un des premiers entretiens publiés de Jan Kopp. « La notion d'évènement m'intéresse. J'ai l'impression qu'elle touche directement notre sensibilité, parce qu'elle fait appel à l'expérience; parce que s'inscrit dans la mémoire une chose qui a eu lieu et qui a disparu. Mon intérêt est de trouver un moment éphémère, sorte de concentré d'espace-temps, qui se vit comme une expérience pour s'effacer ensuite et ne laisser qu'une trace dans la mémoire. (3) »

L'enregistrement vidéo prend acte du passage d'un état à un autre : Changer une minute. À partir d'un état duel (scission à l'intérieur de l'établissement), une transition s'opère. Jan Kopp crée une oeuvre-évènement au sein de l'espace public à travers lequel il explore la mesure des déplacements rendus possibles par les processus de dénomination inhérents au langage.

La question de l'identité occupe une position centrale dans la création de Jan Kopp depuis le début des années quatre-vingt-dix. Le genre artistique du portrait, délesté de tout hiératisme et de toute autorité, est revisité sur un mode qui vient davantage perturber la conscience de notre image que la conforter. En 1997, il place dans différents lieux (Lubeck, Strasbourg, Kiel, Beyrouth...) deux photomatons « re-désignés » version flight-case installés en deux lieux différents. Mais après la pause traditionnelle, l'utilisateur recevra en guise de portrait celui d'un autre, alors que le sien est donné en retour à un autre usager (Perfectly Strange). À propos de cette oeuvre, l'artiste note en 1998 : « La question du portrait m'intéresse depuis un certain temps. Cela a commencé à Helsinki où j'ai filmé le regard des passants devant la galerie pour ensuite projeter ces regards sur la grande vitrine qui donnait sur la rue, avec cette idée d'aller-retour entre celui qui regarde et celui qui est regardé. [...] De là est venue l'idée de ce photomaton : faire un portrait de quelqu'un qui ne se ressemble pas. C'est le jeu sur le portrait en tant que quelque chose de flou qui est échangeable, où il y a une sorte de détournement de l'idée de sa propre identité, jusqu'à la perte de sa propre identité. (4) »

Les repères sont brouillés, voire un sentiment de perte d'identité personnelle s'inscrit dans la conscience, mais le renversement opéré crée aussi une relation inédite entre le Je et le Nous. Il ne serait plus temps d'exister sous le mode d'un Je individuel isolé mode Narcisse voire néo-romantique, mais de repenser la nature des liens entre les individus. La question de la perte des repères identitaires, d'une nouvelle nature du lien social à envisager, d'un second état de la démocratie dans nos sociétés contemporaines fait actuellement l'objet de nombreuses recherches dans le champ de la sociologie. L'essai récent de François de Singly, Les uns avec les autres. Quand l'individualisme crée du lien (5) prend ainsi acte d'un devenir à penser. Mais la question de l'identité peut être interrogée dans l'oeuvre de Jan Kopp sous d'autres modalités que le portrait. Ainsi, en 1993, la floraison de graines de coquelicots plantées dans un terrain vague de la ville d'Ivry (espace public) aboutira à la création d'un jardin éphémère. Le spectateur citoyen investira-t-il toujours le lieu comme espace public? Et qu'en est-il exactement de l'identité du lieu? Toute friche se distingue par une absence d'identité manifeste. Et pourtant, l'intervention artistique révèle une identité potentielle de ce lieu, à même de devenir pour une courte durée La Butte aux coquelicots. En résulte-t-il un changement d'identité effectif? Le processus de dénomination rendu effectif par le titre de l'oeuvre pose à nouveau la question du langage comme facteur de renversement. Il apparaît donc que Changer une minute condense plusieurs instances présentes antérieurement dans l'oeuvre de l'artiste pour interroger la notion d'identité -- portrait et langage. Ce processus de condensation multiplie les possibles du questionnement identitaire. Ainsi, il n'est pas si aisé d'identifier la sexualité de cette jeune fille gracile aux sourcils denses mais à la voix masculine ou celle de cet adolescent aux longs cheveux bruns et aux traits fins habité par une voix féminine. Femme? Homme? Mettre en scène des adolescents qui incarnent l'âge où l'identité est encore indéterminée, précisément, mais aussi l'âge de la représentation -- celui où l'on construit son image par la représentation de soi --, renforce la dimension corrélative à l'hybride du projet de Jan Kopp. Il s'agit à nouveau de prendre la mesure d'un certain déplacement possible, d'une extensinn potentielle, dans la saisie de l'identité. La démultiplication des instances relatives à cette notion d'identité (identité nationale, identité sexuelle, identité sociale), pointe le métissage culturel et identitaire inhérent au contexte de la mondialisation et l'accélération des échanges. Ce phénomène que d'aucuns acceptent comme allant de soi fait l'objet d'une étude serrée par Serge Gruzinski à travers les voies de l'anthropologie dans son ouvrage La pensée métisse (6) . Il convient en effet de s'interroger sur la manière dont les cultures se mélangent, dans quelles circonstances, de quelle manière, sous quels registres temporels. Si Gruzinski pointe le danger de ne pas prendre en compte la complexité de ce phénomène au sein de nos sociétés contemporaines   et de le banaliser, il ne reconnaît pas moins l'existence de ce qu'il nomme « un idiome planétaire » : Cet idiome planétaire est aussi l'expression d'une rhétorique plus élaborée qui se veut postmoderne ou postcoloniale, où l'hybride permettrait de s'émanciper d'une modernité condamnée parce qu'elle est occidentale et unidimensionnelle. [...] Il convient de tenir compte de cet « idiome planétaire », ne serait-ce que pour se démarquer d'un langage à la mode ou d'idéologies qui occupent un espace grandissant. Il n'empêche qu'en dépit de ses excès, la critique postmoderne a parfois visé juste, et que bien des créateurs, artistes et écrivains, apportent sur les mélanges du monde des éclairages nouveaux que ne fournissent pas toujours les sciences sociales. (7) »

C'est par une mise en perspective historique qui renoue avec la Renaissance que Gruzinski parvient à proposer une analyse pointue et savante des notions de mélange, de l'hybride, et de métis qui permet de mieux cerner ces phénomènes pluriels d'interpénétration et de perte de repères. Le projet de Jan Kopp se révèle pertinent en ce qu'il explore une donnée fondamentale de notre présent. Il pointe le caractère obsolète d'une pensée dualiste (conception de l'identité du lycée par la présence de deux blocs opposés) pour proposer un espace où les liens se tissent entre les individus sous le registre de l'hybride. Le processus inhérent à la production de Changer une minute favorise certainement la richesse du tissu métisse. En effet, le programme Nouveaux commanditaires initié par la Fondation de France qui tend à repenser une nouvelle économie de l'art, en constitue les fondements. En conséquence, un médiateur crée la rencontre entre deux mondes apparemment voués à la non cohabitation (commanditaires et artiste), gère les échanges en résultant, voire les suscite (8). C'est ainsi qu'un enseignant en arts plastiques du lycée va être amené à transmettre sa connaissance dudit programme à un groupe de personnes -- enseignants, administratif, proviseur -- qui va peu à peu se structurer afin d'engager une discussion quant à l'opportunité d'une intervention artistique vouée à interroger l'identité et la fragilité du tissu relationnel inhérentes au lieu. Ce contexte conduit à la mise en place d'une plate-forme de discussions à laquelle participent au final un noyau dur plus restreint et le médiateur. Alors qu'il convient au préalable de prendre acte du réel inhérent à la commande, plusieurs termes circonscrivent peu à peu les priorités corrélatives au projet, ce qui impose en conséquence le choix d'une intervention artistique spécifique. Les notions de communication, d'identité, de langage et d'appartenance ethnique émergent plus particulièrement de l'ensemble des mots-clés. Ce processus, long et dense, a permis au médiateur d'ouvrir la création de possibles et de proposer la juste intervention artistique. Les initiateurs du projet ont souhaité aussi que l'oeuvre soit accessible par tous et établisse un pont entre le lycée et les habitants du quartier. Ainsi, un équipement culturel ancré à proximité, une Maison Folie plus particulièrement, accueillera un espace de diffusion semi-public. Par ailleurs, ce projet se veut évolutif. D'autres artistes interviendront par la suite à échelle européenne et enrichiront par de nouvelles propositions plastiques le processus originel. Un tissu identitaire inédit pourrait ainsi se déployer. Cependant il ne s'agit pas pour Kopp de rejouer une quelconque utopie artistique (pas de révolution, pas d'autoritarisme, pas de radicalité rigide) mais bien plutôt de proposer à tout un chacun, et ce avec un projet économe dans ses moyens mais fort pertinent et juste dans son dessein, une expérience esthétique qui tendrait à Changer une minute pour nous permettre de questionner notre identité au temps des métissages.

  • 1. Voir Claude Régy, Espaces Perdus, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 1998.
  • 2. Ibid., p. 135.
  • 3. Jan Kopp, entretien avec Mai Tran, « En terme de terrain vague... », in cat. Jan Kopp, Glassbox, Paris, 1998, p. 6.
  • 4. Jan Kopp, entretien avec Mai Tran, op. cit. p. 8. Au sujet de Perfectly Strange, Kopp note: « J'ai donc emprunté un vocabulaire courant pour amener le spectateur à s'asseoir dans un univers qui lui parle de l'identité. » En quelque sorte, ces propos ne pourraient-ils pas qualifier également la situation créée dans Changer une minute.
  • 5. François de Singly, Les uns avec les autres. Quand l'individualisme crée du lien, Armand Colin, Paris, 2003.
  • 6. Serge Gruzinski, La pensée métisse, Fayard, Paris, 1999.
  • 7. Ibid., p. 35-36.
  • 8. Bruno Dupont est médiateur du projet Changer une minute. Il dirige, avec Amanda Crabtree,artconnexion, structure située à Lille, vouée à la production d'oeuvres, à la conception et réalisation d'expositions et aux résidences d'artistes.

 

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Hans-Jürgen Hafner - "EXITS" in KunstForum, 2001

Jacinto Lageira - "Avatars du savoir parler (bien)" in JAN KOPP  Techniques rappolder - Isthme éditions, Paris, 2005 (pp. 97-103)

François Piron - "Entretien sur Échanges de compétences" in Ateliers
1997-2002: Centre National de la Photographie, 2002

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